percolation petrole
La percolation : un concept unificateur
spécial 30 ans - 30/04/2000 par Pierre-Gilles de Gennes dans mensuel n°331 à la page 58 (2247 mots) | Gratuit
De la formation d'un continent lorsque le niveau de la mer baisse à la polymérisation du latex, en passant par la composition des alliages métal-liques, la percolation intervient dans de nombreux systèmes physiques. On peut ainsi calculer les lois générales qui régissent leurs comportements.
Considérons un ensemble d'îles, et supposons que le niveau de l'océan baisse progressivement. Une situation de ce genre se rencontre effectivement en mer Baltique. Peu à peu les différentes îles grandissent, et certaines se relient entre elles. Un voyageur qui ne marche que sur la terre ferme est, au début, confiné dans une île. Toutefois cette île, lorsque le niveau océanique baisse, devient, le plus souvent, connectée à de nombreuses autres ; le domaine d'excursion de notre voyageur augmente.
Finalement, lorsque le niveau océanique atteint une certaine valeur critique, le voyageur peut s'éloigner arbitrairement loin de son point de départ : il est maintenant sur un continent, qui porte encore de nombreux lacs, mais qui est connecté : on peut aller d'un point à un autre du continent sans jamais traverser un bras de mer. La transition que nous venons de décrire, entre un archipel d'îles déconnectées et un système où certaines des îles se sont soudées pour former un continent, est appelée transition de percolation.
La nature nous offre de nombreux objets formés au hasard qui ont une transition analogue : certains à l'échelle atomique, d'autres à l'échelle macroscopique. Certains peuvent être décrits par une carte à deux dimensions, comme dans l'exemple précédent. Mais d'autres sont tridimensionnels, ou font même intervenir des dimensionalités plus élevées. Dans tous les cas, toutefois, on voit à l'oeuvre les mêmes concepts géométriques et statistiques : la percolation est un concept unificateur très puissant.
Un autre type de percolation se rencontre dans les alliages substitutionnels ; dans ce type d'alliage binaire AB, chaque site d'un réseau cristallin est occupé soit par un atome A, soit par un atome B. Prenons à titre d'exemple les alliages de cuivre Cu et d'argent Ag : les atomes se disposent aux noeuds d'un réseau cubique : à chaque noeud on peut avoir soit un cuivre probabilité p, soit un argent probabilité 1 - p. La répartition est tout à fait en désordre à condition que l'alliage ait été préparé dans des conditions convenables de température. A basse concentration de Cu, ces atomes sont presque tous isolés, entourés par une matrice d'atomes Ag. A des concentrations un peu supérieures, on commence à voir apparaître des doublets, c'est-à-dire deux atomes Cu voisins et entourés de Ag, puis des triplets, etc. ; plus généralement, les atomes Cu forment ce que nous pourrions appeler des îles dans un océan de Ag. Au mot d'îles on préfère ici le mot d'amas accidentels ou plus brièvement d'amas, en anglais cluster .
Tant que p est inférieur à 19,5 % on constate que tous les amas sont de taille finie. Par contre, pour p supérieur à 19,5 %, on voit coexister certains amas de taille finie et un amas infini - l'analogue du « continent » dans notre premier exemple.
Nous venons de définir ici un problème où ce sont les sites du réseau qui ont un caractère aléatoire occupation par Ag ou Cu : on parle de percolation des sites. Cette notion a une certaine importance pratique en physique des solides, dans les directions suivantes :
- En physique des semi-conducteurs . Dans une matrice isolante, par exemple du silicium Si, on remplace quelques atomes Si par des atomes de phosphore P. Chaque atome P apporte un électron supplémentaire qui, à basse température, est localisé dans une « orbitale* » de dimension finie au voisinage du P. Les seuls déplacements possibles pour de tels électrons sont des sauts d'un atome P1 vers un autre phosphore P2 voisin de P1. Un tel saut n'est possible que si les orbitales centrées sur P1 et P2 se recouvrent ; on dira dans ce cas que P1 et P2 appartiennent au même amas. Lorsque la concentration en P est très faible par exemple, moins de 1 P pour 100 000 Si, les P forment seulement des amas finis, et le système est isolant. Mais, à concentration plus élevée, une grande partie des atomes P appartient à un amas infini qui permet le transport de courant sur des distances macroscopiques : le matériau est alors conducteur.
- En physique des molécules . Les polymères sont de longues chaînes organiques, soit linéaires, soit ramifiées. On prépare souvent des polymères ramifiés par des réactions de condensation : une molécule portant deux fonctions acide réagit sur une molécule portant trois fonctions alcool. La présence de trois fonctions simultanées permet d'avoir trois chaînes issues d'un même point, donc une structure ramifiée.
Au début de la réaction, on obtient ainsi des chaînes de formes assez variables et compliquées, mais toujours courtes amas finis. Par contre, quand la fraction p d'acide qui a réagi dépasse un certain seuil pc, il apparaît une macromolécule géante amas infini, dont la taille est limitée seulement par la taille du récipient où se fait la réaction.
Les propriétés physiques du milieu changent de façon spectaculaire quand le taux de réaction p traverse la valeur critique pc. Pour p < pc on a une solution qui est un liquide tout à fait usuel sol. Pour p > pc, on obtient une sorte de gelée, qui résiste si on la soumet à une traction : un gel.
Ces transitions sol-gel ne se rencontrent pas seulement au cours d'une polymérisation. Ainsi la gélatine utilisée en cuisine et en photographie est à haute température une solution de chaînes de collagène. Mais par refroidissement ces chaînes s'associent entre elles, et l'on aboutit à un gel. En chimie minérale aussi, les gels jouent un rôle important : de nombreux catalyseurs industriels, par exemple, sont formés sur des gels d'alumine. Dans tous ces cas, en faisant varier un paramètre physique comme la température ou le taux de réaction, on rencontre une transition sol-gel très analogue dans son principe au seuil de percolation. Cette similarité a été notée récemment par plusieurs auteurs, et notamment par D. Stauffer à Saarbruck. Les principales mesures que l'on peut effectuer sont ici d'ordre mécanique :
- Quand on approche la transition du côté sol, la viscosité croît et devient infiniment grande au seuil.
- Quand on dépasse le seuil, on peut mesurer le module d'élasticité G de la phase gel : il part de zéro et croît avec le taux de réaction.
Nous allons maintenant décrire une situation physique apparemment complexe, mais finalement assez simple, où apparaît un autre seuil de percolation. Il s'agit ici de la fabrication du caoutchouc. Les Indiens de l'Amazonie utilisaient la sève de l'hévéa latex pour se faire des bottes, assez rustiques, de la façon suivante. Le pied que l'on veut chausser est recouvert d'une couche de latex liquide. Au bout d'un moment celle-ci durcit à l'air, et le pied est chaussé. Il s'agit d'une transition sol-gel, au cours de laquelle de longues chaînes d'isoprène sont attachées les unes aux autres par des ponts oxygène.
La méthode amazonienne n'est pas très efficace : l'oxygène poursuit son action et finit par détruire les chaînes : la botte est fragile. C'est le grand mérite de Goodyear, en 1839, d'avoir remarqué que le soufre était capable de ponter les chaînes sans ensuite les détruire. Le traitement au soufre des latex constitue ce qu'on appelle la vulcanisation. De notre point de vue géométrique, il s'agit encore d'une transition de percolation, mais ici les éléments de construction sont de très longues chaînes flexibles.
Du point de vue théorique comme du point de vue expérimental, on s'intéresse particulièrement au voisinage du seuil de percolation, où les amas sont grands. Nous avons déjà cité quelques méthodes expérimentales mesures mécaniques sur les gels, magnétiques sur certaines solutions solides qui fournissent des informations sur l'apparition d'un amas infini. Des expériences plus fines, fondées notamment sur la diffusion de la lumière, commencent à être pratiquées.
Par ailleurs, un certain type d'expérimentation sur ordinateur se développe pour les modèles simples sur des réseaux périodiques, comme la percolation des sites : on réalise par des tirages au sort des amas accidentels et on étudie ensuite leur nombre, leur taille, etc.
Enfin, dans une direction légèrement différente, on peut faire des calculs statistiques rigoureux sur la répartition des amas qui ne sont pas trop grands ; pratiquement, on arrive à décrire tous les amas qui ont une dizaine de sites. Au-delà, le nombre d'amas différant par leur forme devient prohibitif. Ensuite, par des manipulations mathématiques, on peut dans une certaine mesure extrapoler les résultats à des amas plus grands, et finalement parvenir à une description quantitative du comportement près du seuil. Cela a été réalisé surtout par des travaux très soignés de l'école anglaise Domb, Sykes, Essam. On calcule ainsi de façon approximative toute une famille d'exposants critiques qui décrivent le comportement de différentes quantités au voisinage du seuil de percolation.
Très tôt on a essayé de trouver des formules au moins approchées pour le seuil de percolation pc et pour les principales quantités observables. La méthode la plus simple consiste à supposer que les amas ont une structure ramifiée simple comme un arbre généalogique. Cela omet toutefois la possibilité de cyclisation. Le décompte des arbres est un problème statistique simple, qui a été effectué notamment par P. Flory pour les polymérisations et raffiné à l'extrême par un groupe anglais M. Gordon. Il permet d'obtenir des estimations assez bonnes pour les seuils de percolation pc. Ce succès a longtemps fait croire que l'approximation des arbres était qualitativement satisfaisante, et que les cyclisations n'introduisaient que des corrections mineures. Pour une vulcanisation en milieu concentré, par exemple, avec de nombreuses chaînes côte à côte, l'approximation des arbres est acceptable, même à trois dimensions : au voisinage du seuil chaque chaîne ne porte que quelques ponts soufrés de l'ordre de deux très éloignés les uns des autres, et les probabilités de cyclisation sont très réduites.
En revanche, quand les cyclisations sont importantes, ce modèle est insuffisant : l'approximation des arbres prévoit certaines valeurs des exposants critiques indépendantes de la dimension spatiale. Ces valeurs sont complètement incorrectes pour les problèmes à deux et à trois dimensions. Il était donc nécessaire de trouver une théorie plus fine au voisinage du seuil, et c'est au domaine des transitions de phase qu'elle fut empruntée.
Un exemple classique de transition de phase nous est fourni par les matériaux ferromagnétiques : dans le fer métallique par exemple, chaque atome porte un moment magnétique, et deux moments voisins sont couplés : l'énergie est plus basse quand les moments sont parallèles. A basse température, les moments sont alors très alignés, et le système montre une aimantation macroscopique M0. Quand la température T croît, un certain désordre apparaît, et M0 décroît. Finalement, lorsqu'on atteint le point de Curie Tc, les moments sont fortement désordonnés et l'aimantation est nulle. La transition à Tc a fait l'objet d'études intensives et est maintenant assez bien comprise. Très tôt on a pressenti qu'il y avait une analogie entre le comportement de l'aimantation M0 T dans un ferromagnétique et la probabilité S°p qu'un site appartienne à l'amas infini dans le problème de percolation. Mais pendant longtemps les théoriciens ne sont pas parvenus à donner un cadre précis à cette similarité. La solution a été finalement fournie en 1971 par un très beau théorème de Kastelyn et Fortuin, que nous allons essayer de décrire ici.
Un modèle classique de ferromagnétisme est le modèle d'IsingI dans lequel chaque atome magnétique peut orienter son moment seulement dans deux directions opposées : chaque atome a donc deux états possibles. Une généralisation de ce modèle a été introduite par Potts, Askin et Teller le même Teller qui mit au point la bombe H... : elle consiste à attribuer à chaque atome non plus deux états, mais un nombre s d'états, où s est un entier tel que 2, 3, etc. Le cas s = 3 a été considéré en premier. Le théorème de Kastelyn-Fortuin nous dit que, si l'on calcule les propriétés d'un aimant pour s quelconque, et que, à la fin du calcul, on donne à s la valeur sans signification physique s = 1, on obtient les lois de la percolation. En particulier, la probabilité S° d'appartenir à l'amas infini joue le rôle de l'aimantation spontanée. Il est difficile de donner un sens concret à la prescription de Kastelyn et Fortuin : si l'on examine directement un système où chaque atome a un seul état possible s = 1, il est dépourvu de toutes variables statistiques, donc trivial ! Mais la limite SÆ1 fait apparaître des propriétés intéressantes, qui sont valables quelle que soit la dimension de l'espace considéré.
Le grand progrès réalisé à ce stade est de faire bénéficier les études sur la percolation de l'énorme arsenal théorique qui a été mis au point pendant les dix dernières années sur les transitions de phase. Pour celles-ci on connaît depuis longtemps une méthode de calcul, dite de champ moléculaire. Elle est malheureusement incorrecte à trois dimensions. Mais on sait que dans des espaces de quatre dimensions ou plus, le champ moléculaire devient qualitativement correct pour le modèle d'Ising. Pour la percolation, G. Toulouse a remarqué que l'approximation des arbres est l'analogue du champ moléculaire, et qu'elle devient correcte au-dessus de six dimensions. Les théoriciens de Philadelphie Lubensky, Brooks, Harris et collaborateurs ont appliqué les méthodes récentes, plus fines que le champ moléculaire, au calcul des exposants critiques.
Actuellement, nous pouvons donc dire que le problème de percolation est rentré dans un cadre connu, un peu comme les chimistes du début du siècle se félicitaient quand un élément nouveau comblait une case vide du tableau de Mendeleïev.
Par Pierre-Gilles de Gennes
La percolation : un concept unificateur
spécial 30 ans - 30/04/2000 par Pierre-Gilles de Gennes dans mensuel n°331 à la page 58 (2247 mots) | Gratuit
De la formation d'un continent lorsque le niveau de la mer baisse à la polymérisation du latex, en passant par la composition des alliages métal-liques, la percolation intervient dans de nombreux systèmes physiques. On peut ainsi calculer les lois générales qui régissent leurs comportements.
Considérons un ensemble d'îles, et supposons que le niveau de l'océan baisse progressivement. Une situation de ce genre se rencontre effectivement en mer Baltique. Peu à peu les différentes îles grandissent, et certaines se relient entre elles. Un voyageur qui ne marche que sur la terre ferme est, au début, confiné dans une île. Toutefois cette île, lorsque le niveau océanique baisse, devient, le plus souvent, connectée à de nombreuses autres ; le domaine d'excursion de notre voyageur augmente.
Finalement, lorsque le niveau océanique atteint une certaine valeur critique, le voyageur peut s'éloigner arbitrairement loin de son point de départ : il est maintenant sur un continent, qui porte encore de nombreux lacs, mais qui est connecté : on peut aller d'un point à un autre du continent sans jamais traverser un bras de mer. La transition que nous venons de décrire, entre un archipel d'îles déconnectées et un système où certaines des îles se sont soudées pour former un continent, est appelée transition de percolation.
La nature nous offre de nombreux objets formés au hasard qui ont une transition analogue : certains à l'échelle atomique, d'autres à l'échelle macroscopique. Certains peuvent être décrits par une carte à deux dimensions, comme dans l'exemple précédent. Mais d'autres sont tridimensionnels, ou font même intervenir des dimensionalités plus élevées. Dans tous les cas, toutefois, on voit à l'oeuvre les mêmes concepts géométriques et statistiques : la percolation est un concept unificateur très puissant.
Un autre type de percolation se rencontre dans les alliages substitutionnels ; dans ce type d'alliage binaire AB, chaque site d'un réseau cristallin est occupé soit par un atome A, soit par un atome B. Prenons à titre d'exemple les alliages de cuivre Cu et d'argent Ag : les atomes se disposent aux noeuds d'un réseau cubique : à chaque noeud on peut avoir soit un cuivre probabilité p, soit un argent probabilité 1 - p. La répartition est tout à fait en désordre à condition que l'alliage ait été préparé dans des conditions convenables de température. A basse concentration de Cu, ces atomes sont presque tous isolés, entourés par une matrice d'atomes Ag. A des concentrations un peu supérieures, on commence à voir apparaître des doublets, c'est-à-dire deux atomes Cu voisins et entourés de Ag, puis des triplets, etc. ; plus généralement, les atomes Cu forment ce que nous pourrions appeler des îles dans un océan de Ag. Au mot d'îles on préfère ici le mot d'amas accidentels ou plus brièvement d'amas, en anglais cluster .
Tant que p est inférieur à 19,5 % on constate que tous les amas sont de taille finie. Par contre, pour p supérieur à 19,5 %, on voit coexister certains amas de taille finie et un amas infini - l'analogue du « continent » dans notre premier exemple.
Nous venons de définir ici un problème où ce sont les sites du réseau qui ont un caractère aléatoire occupation par Ag ou Cu : on parle de percolation des sites. Cette notion a une certaine importance pratique en physique des solides, dans les directions suivantes :
- En physique des semi-conducteurs . Dans une matrice isolante, par exemple du silicium Si, on remplace quelques atomes Si par des atomes de phosphore P. Chaque atome P apporte un électron supplémentaire qui, à basse température, est localisé dans une « orbitale* » de dimension finie au voisinage du P. Les seuls déplacements possibles pour de tels électrons sont des sauts d'un atome P1 vers un autre phosphore P2 voisin de P1. Un tel saut n'est possible que si les orbitales centrées sur P1 et P2 se recouvrent ; on dira dans ce cas que P1 et P2 appartiennent au même amas. Lorsque la concentration en P est très faible par exemple, moins de 1 P pour 100 000 Si, les P forment seulement des amas finis, et le système est isolant. Mais, à concentration plus élevée, une grande partie des atomes P appartient à un amas infini qui permet le transport de courant sur des distances macroscopiques : le matériau est alors conducteur.
- En physique des molécules . Les polymères sont de longues chaînes organiques, soit linéaires, soit ramifiées. On prépare souvent des polymères ramifiés par des réactions de condensation : une molécule portant deux fonctions acide réagit sur une molécule portant trois fonctions alcool. La présence de trois fonctions simultanées permet d'avoir trois chaînes issues d'un même point, donc une structure ramifiée.
Au début de la réaction, on obtient ainsi des chaînes de formes assez variables et compliquées, mais toujours courtes amas finis. Par contre, quand la fraction p d'acide qui a réagi dépasse un certain seuil pc, il apparaît une macromolécule géante amas infini, dont la taille est limitée seulement par la taille du récipient où se fait la réaction.
Les propriétés physiques du milieu changent de façon spectaculaire quand le taux de réaction p traverse la valeur critique pc. Pour p < pc on a une solution qui est un liquide tout à fait usuel sol. Pour p > pc, on obtient une sorte de gelée, qui résiste si on la soumet à une traction : un gel.
Ces transitions sol-gel ne se rencontrent pas seulement au cours d'une polymérisation. Ainsi la gélatine utilisée en cuisine et en photographie est à haute température une solution de chaînes de collagène. Mais par refroidissement ces chaînes s'associent entre elles, et l'on aboutit à un gel. En chimie minérale aussi, les gels jouent un rôle important : de nombreux catalyseurs industriels, par exemple, sont formés sur des gels d'alumine. Dans tous ces cas, en faisant varier un paramètre physique comme la température ou le taux de réaction, on rencontre une transition sol-gel très analogue dans son principe au seuil de percolation. Cette similarité a été notée récemment par plusieurs auteurs, et notamment par D. Stauffer à Saarbruck. Les principales mesures que l'on peut effectuer sont ici d'ordre mécanique :
- Quand on approche la transition du côté sol, la viscosité croît et devient infiniment grande au seuil.
- Quand on dépasse le seuil, on peut mesurer le module d'élasticité G de la phase gel : il part de zéro et croît avec le taux de réaction.
Nous allons maintenant décrire une situation physique apparemment complexe, mais finalement assez simple, où apparaît un autre seuil de percolation. Il s'agit ici de la fabrication du caoutchouc. Les Indiens de l'Amazonie utilisaient la sève de l'hévéa latex pour se faire des bottes, assez rustiques, de la façon suivante. Le pied que l'on veut chausser est recouvert d'une couche de latex liquide. Au bout d'un moment celle-ci durcit à l'air, et le pied est chaussé. Il s'agit d'une transition sol-gel, au cours de laquelle de longues chaînes d'isoprène sont attachées les unes aux autres par des ponts oxygène.
La méthode amazonienne n'est pas très efficace : l'oxygène poursuit son action et finit par détruire les chaînes : la botte est fragile. C'est le grand mérite de Goodyear, en 1839, d'avoir remarqué que le soufre était capable de ponter les chaînes sans ensuite les détruire. Le traitement au soufre des latex constitue ce qu'on appelle la vulcanisation. De notre point de vue géométrique, il s'agit encore d'une transition de percolation, mais ici les éléments de construction sont de très longues chaînes flexibles.
Du point de vue théorique comme du point de vue expérimental, on s'intéresse particulièrement au voisinage du seuil de percolation, où les amas sont grands. Nous avons déjà cité quelques méthodes expérimentales mesures mécaniques sur les gels, magnétiques sur certaines solutions solides qui fournissent des informations sur l'apparition d'un amas infini. Des expériences plus fines, fondées notamment sur la diffusion de la lumière, commencent à être pratiquées.
Par ailleurs, un certain type d'expérimentation sur ordinateur se développe pour les modèles simples sur des réseaux périodiques, comme la percolation des sites : on réalise par des tirages au sort des amas accidentels et on étudie ensuite leur nombre, leur taille, etc.
Enfin, dans une direction légèrement différente, on peut faire des calculs statistiques rigoureux sur la répartition des amas qui ne sont pas trop grands ; pratiquement, on arrive à décrire tous les amas qui ont une dizaine de sites. Au-delà, le nombre d'amas différant par leur forme devient prohibitif. Ensuite, par des manipulations mathématiques, on peut dans une certaine mesure extrapoler les résultats à des amas plus grands, et finalement parvenir à une description quantitative du comportement près du seuil. Cela a été réalisé surtout par des travaux très soignés de l'école anglaise Domb, Sykes, Essam. On calcule ainsi de façon approximative toute une famille d'exposants critiques qui décrivent le comportement de différentes quantités au voisinage du seuil de percolation.
Très tôt on a essayé de trouver des formules au moins approchées pour le seuil de percolation pc et pour les principales quantités observables. La méthode la plus simple consiste à supposer que les amas ont une structure ramifiée simple comme un arbre généalogique. Cela omet toutefois la possibilité de cyclisation. Le décompte des arbres est un problème statistique simple, qui a été effectué notamment par P. Flory pour les polymérisations et raffiné à l'extrême par un groupe anglais M. Gordon. Il permet d'obtenir des estimations assez bonnes pour les seuils de percolation pc. Ce succès a longtemps fait croire que l'approximation des arbres était qualitativement satisfaisante, et que les cyclisations n'introduisaient que des corrections mineures. Pour une vulcanisation en milieu concentré, par exemple, avec de nombreuses chaînes côte à côte, l'approximation des arbres est acceptable, même à trois dimensions : au voisinage du seuil chaque chaîne ne porte que quelques ponts soufrés de l'ordre de deux très éloignés les uns des autres, et les probabilités de cyclisation sont très réduites.
En revanche, quand les cyclisations sont importantes, ce modèle est insuffisant : l'approximation des arbres prévoit certaines valeurs des exposants critiques indépendantes de la dimension spatiale. Ces valeurs sont complètement incorrectes pour les problèmes à deux et à trois dimensions. Il était donc nécessaire de trouver une théorie plus fine au voisinage du seuil, et c'est au domaine des transitions de phase qu'elle fut empruntée.
Un exemple classique de transition de phase nous est fourni par les matériaux ferromagnétiques : dans le fer métallique par exemple, chaque atome porte un moment magnétique, et deux moments voisins sont couplés : l'énergie est plus basse quand les moments sont parallèles. A basse température, les moments sont alors très alignés, et le système montre une aimantation macroscopique M0. Quand la température T croît, un certain désordre apparaît, et M0 décroît. Finalement, lorsqu'on atteint le point de Curie Tc, les moments sont fortement désordonnés et l'aimantation est nulle. La transition à Tc a fait l'objet d'études intensives et est maintenant assez bien comprise. Très tôt on a pressenti qu'il y avait une analogie entre le comportement de l'aimantation M0 T dans un ferromagnétique et la probabilité S°p qu'un site appartienne à l'amas infini dans le problème de percolation. Mais pendant longtemps les théoriciens ne sont pas parvenus à donner un cadre précis à cette similarité. La solution a été finalement fournie en 1971 par un très beau théorème de Kastelyn et Fortuin, que nous allons essayer de décrire ici.
Un modèle classique de ferromagnétisme est le modèle d'IsingI dans lequel chaque atome magnétique peut orienter son moment seulement dans deux directions opposées : chaque atome a donc deux états possibles. Une généralisation de ce modèle a été introduite par Potts, Askin et Teller le même Teller qui mit au point la bombe H... : elle consiste à attribuer à chaque atome non plus deux états, mais un nombre s d'états, où s est un entier tel que 2, 3, etc. Le cas s = 3 a été considéré en premier. Le théorème de Kastelyn-Fortuin nous dit que, si l'on calcule les propriétés d'un aimant pour s quelconque, et que, à la fin du calcul, on donne à s la valeur sans signification physique s = 1, on obtient les lois de la percolation. En particulier, la probabilité S° d'appartenir à l'amas infini joue le rôle de l'aimantation spontanée. Il est difficile de donner un sens concret à la prescription de Kastelyn et Fortuin : si l'on examine directement un système où chaque atome a un seul état possible s = 1, il est dépourvu de toutes variables statistiques, donc trivial ! Mais la limite SÆ1 fait apparaître des propriétés intéressantes, qui sont valables quelle que soit la dimension de l'espace considéré.
Le grand progrès réalisé à ce stade est de faire bénéficier les études sur la percolation de l'énorme arsenal théorique qui a été mis au point pendant les dix dernières années sur les transitions de phase. Pour celles-ci on connaît depuis longtemps une méthode de calcul, dite de champ moléculaire. Elle est malheureusement incorrecte à trois dimensions. Mais on sait que dans des espaces de quatre dimensions ou plus, le champ moléculaire devient qualitativement correct pour le modèle d'Ising. Pour la percolation, G. Toulouse a remarqué que l'approximation des arbres est l'analogue du champ moléculaire, et qu'elle devient correcte au-dessus de six dimensions. Les théoriciens de Philadelphie Lubensky, Brooks, Harris et collaborateurs ont appliqué les méthodes récentes, plus fines que le champ moléculaire, au calcul des exposants critiques.
Actuellement, nous pouvons donc dire que le problème de percolation est rentré dans un cadre connu, un peu comme les chimistes du début du siècle se félicitaient quand un élément nouveau comblait une case vide du tableau de Mendeleïev.
Par Pierre-Gilles de Gennes
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